Avant toute chose, je tiens à préciser que je parle ici d'une expérience personnelle. Je suis conscient de parler depuis une position privilégiée en tant qu'ingénieur. Ce travail n'est n'est qu'une infime partie de celui que nous devons faire en tant que société, et qui de mon côté commence par questionner ma situation personnelle. Cet article a pour but d'organiser mes pensées et de servir, comme un journal intime, à m'exprimer sans contrainte.
Suite à ma dernière activité professionnelle, je suis sans emploi. Cependant, l'été arrivant, je me suis dit que je pouvais prendre du recul sur ma vie professionnelle. J'ai pris conscience que je n'y avais jamais vraiment pensé. J'étais en pilote automatique. J'ai commencé à travailler à 19ans pendant mes études d'informatique. Je les ai terminées et j'ai continué en devenant consultant, puis développeur, puis professeur, puis développeur, puis lead développeur, puis manager, puis... rien. J'ai l'impression de me réveiller à 28ans, et de me dire : "Merde, j'en suis là ?". Je me rends compte que j'ai essayé de me rassasier intellectuellement dans les différents emplois que j'occupais, sans jamais en être satisfait. Pourquoi ? Qu'est-ce qui cloche ?
De fil en aiguille, j'ai recherché des témoignages de personnes qui on partagé le même ressenti ou de livres traitant du sujet. J'ai trouvé Lettre ouverte aux ingénieur•e•s qui doutent d'Olivier Lefebvre. Ce fut une lecture difficile, opiniâtre et parfois cinglante dans sa critique mais très enrichissante. Il développe ouvertement les contradictions auxquelles j'ai fait face durant ma courte carrière. Je le conseille vivement, à celleux qui auraient besoin de comprendre la politique autour du métier d'ingénieur•e et d'en avoir une première critique de l'intérieur. Il est direct et ouvre des portes sans pour autant être caricatural et tomber dans le livre de développement personnel. Depuis sa cage dorée nous découvrons l'histoire de ce métier, sa docilité manipulée et son récent besoin d'émancipation (comme le montre le discours des étudiants d'Agro Paris-Tech). D'ailleurs, ce livre conclut sur "l'œuvre de l'ingénieur•e se doit d'être utile à la société". Mais justement, c'est quoi être utile à la société ?
J'ai un ancien emploi qui je pense s'en rapproche. J'étais prof. Alors, pas dans l'Education Nationale, non. J'ai travaillé au sein de l'association Belleville Citoyenne. D'abord bénévolement où nous avons monté un projet que l'on qualifiait à l'époque d'Éducation Populaire, puis ce fût mon emploi à temps plein. J'étais responsable pédagogique d'une formation professionnalisante au Développement Web à destination de tou•te•s, sans pré requis de diplôme, gratuite et diplômante. Avec le recul, nous avons fait énormément d'erreurs lors de cette période, mais j'en reste fier. Peut-être qu'un jour j'aurais le courage de me replonger dans ces années et de coucher tout ceci sur papier. En attendant, être ce milieu m'a politisé. Ou devrais-je dire que ce sont les gens que j'y ai rencontré ? J'ai été frappé par un mix subtil d'entraide, de gentillesse et d'une intelligence hors norme. Quelque chose que je n'avais pas rencontré durant mon éducation. Moi qui a été formaté à l'individualisme (ou devrais-je dire la méritocratie ?), le chacun pour soi et le marche ou crève, ou encore l'application bête de consignes pragmatiques. Je me suis rendu compte que l'on pouvait faire autrement. Moi, avec mes compétences et mes connaissances je pouvais être utile à la société, pas seulement faire du fric. J'y ai tellement appris humainement. Même si peu de personnes bénéficiaient de mes enseignements, j'ai eu l'impression d'être utile ! Oui, UTILE. Je ne me suis jamais senti aussi bien que pendant cette période. Mais qu'est-ce que j'ai aimé ? Est-ce que c'est l'entreprenariat ? Le fait d'enseigner ? Le fait d'avoir une position dominante ou d'avoir un certain pouvoir ? Les personnes avec qui je travaillais ? L'environnement dans lequel j'étais ? Les valeurs ? Un peu de tout ça probablement, mais j'aimerais m'attarder sur un point en particulier.
Dans son livre, Olivier Lefebvre parle lui de Dissonnance Cognitive. Pour résumer l'ingénieur•e résoud des problèmes de mathématique, de biologie, de physique, d'informatique, etc. Mais il y en a un auquel iel est rarement confronté•e, c'est la finalité de son travail. En effet, le problème est toujours dans un périmètre donné et l'ingénieur•e travaille à sa résolution avec des œillères. Mais à quoi ou à qui est-ce que cela va-t-il bien profiter ? Dans une immense majorité des cas, la réponse est claire : créer de la valeur pour l'entreprise. Un•e travailleur•euse crée de la valeur. Non pas pour lui même, mais pour son entreprise et par extension ses dirigeant•e•s. Je souhaite apporter des précisions sur deux éléments.
Premièrement, Marx explique que lorsqu'un travailleur crée de la valeur, celui-ci le fait en échange d'un salaire nécessaire à sa survie. Cette valeur est bien supérieure au coût du temps passé ou de la pièce créée, et donc au salaire. Cette différence génère une plus-value qui est captée par les capitalistes. Il y a donc une forte disparité entre les travailleurs•euses et les capitalistes : L'un crée de la valeur, l'autre la capte. Logique donc que ces employeur•e•s, soient celleux qui possèdent la richesse.
Deuxièmement, ce théorème principal chez Marx ne peut que fonctionner sur un système d'inégalités croissantes. Si les travailleurs•euses créent la valeur et que les capitalistes la captent, il n'y a aucune autre solution que de réguler cet échange. Actuellement, ce serait le rôle de l'État. Or, même si on s'oriente vers une fin d'épidémie COVID-19 qui a creusé ces inégalités plus vite que précédemment il n'a effectué aucune action concrète faisant pencher la balance en faveur des travailleurs•euses. Il y a donc, par une non intervention de l'État, un cautionnement politique de l'accroissement de ces inégalités et donc de l'augmentation de la pauvreté.
Revenons à mon mal-être professionnel et à ma dissonance cognitive. En tant qu'ingénieur•e•s, nous avons été formaté•e•s à suivre des consignes et appliquer des méthodes de pensée basées sur l'analyse et la déduction et une manière procédurale de voir les choses. Or, nous voyons les inégalités augmenter. Je vous laisse aller faire un tour sur l'Insee, Oxfam ou encore The Conversation et Cairn pour en apprendre plus. La logique voudrait qu'une fois la croissance de ces inégalités constatée, nous corrigions celle-ci en appliquant diverses mesures à des échelles variables (nationales, collectives, individuelles, etc.). Cependant, outre le tissu associatif dont la vocation est la lutte même contre ces inégalités, ce n'est pas probant. Il est de bon ton de rappeler que ces dernières permettent à la fois une réinvention du travail, mais elles sont aussi paradoxalement le lieu d'un nouveau mode d'exploitation. Ayant travaillé en association, je pense qu'il faut aussi des actions politiques d'envergure. Je pense que cette dissonance viendrait donc de la frustration que la croissance de ces inégalités ne soit pas enrayée par l'actuelle action collective et individuelle. Une chose m'étonne, pourquoi si je gagne bien ma vie et que je ne suis pas touché par ces injustices, est-ce que cela me dérange ? D'où me vient cette haine du sentiment d'injustice et cette volonté de le contrer ?
Probablement un peu d'humanité et de compassion (j'espère). Mais pas que, je pense qu'un petit retour en arrière s'impose. Venant d'une famille issue de la classe moyenne, je n'ai jamais été dans le besoin. J'ai fait mes études secondaires dans le privé, puis une école d'informatique et j'ai tout de suite trouvé un travail. J'ai eu beaucoup de chance. Je me suis construit comme le disent Anne Jourdain et Sidonie Naulin, par la famille, mais aussi avec les "stratégies scolaires". La suite logique aurait été de continuer sur cette lancée mais je trouve le point de bascule lors de mon emploi au sein de l'association. Ce dernier m'a mis face aux inégalités sociales, et surtout face aux contradictions mêmes de la société méritocratique capitaliste. Je me les suis prises de plein fouet. N'étant à l'époque pas encore politisé, je ne croyais que ce que l'on m'avait appris : "quand on veut, on peut". Alors allez dire à ces étudiant•e•s venant de tous horizons, qui étaient intelligent•e•s, et pouvaient effectuer un travail dans un domaine qui ne manque pas de place qu'iels seraient tout simplement refusé•e•s. On ne voulait pas d'eux. On est loin du doux mythe de la méritocratie. Parce que trop ci, ou trop ça, il manquaient à chacun•e de celleux-ci, ce que j'appellerai un conformisme social. On voulait d'elleux mais d'une certaine manière, ce qu'iels n'étaient pas et ne seraient jamais. Donc, sous prétexte de différence, nous leur avons manifesté une violente intolérance. C'est cette intolérance injuste, qui m'a frappée et qui a déclenché chez moi un fort rejet du système capitaliste actuel.
Si l'on récapitule, l'ingénieur•e, avec ses œillères aurait donc pour but (comme les autres travailleurs•euses) de créer de la valeur. Or, à quoi bon la créer pour que les capitalistes la captent ? À quoi bon leur permettre de continuer à creuser ces inégalités ? Cet article s'est uniquement étendu sur le volet social, or nous sommes aussi aujourd'hui dans une période où nous rendons la planète invivable. Même (et surtout) l'État a été condamnée pour inaction climatique. Et devinez qui accélère encore les choses ? Dans ce contexte, qui se révèle alarmant, être ingénieur•e et participer à cette société capitaliste en cherchant uniquement à s'enrichir personnellement relève d'un égoïsme sourd et dangereux. Nous avons des capacités et des connaissances que nous pouvons mettre au profit du bien commun. Le temps requiert de cesser notre égoïsme et de s'engager collectivement à améliorer notre condition et de sortir enfin de notre cage dorée. En tout cas, de mon côté, je vais essayer.