L'utilisation du champ lexical de la guerre dans le monde professionnel

Récemment, je me suis remis à regarder ce qui se disait sur Linkedin. Quelle ne fut pas ma surprise quand, en plein contexte de guerre de position suivant l'invasion l'Ukraine par la Russie et de massacres civils en Palestine par le gouvernement d'Israël, un post fait état de "temps de guerre" à instaurer dans les entreprises. Pourquoi ? Pour éviter que l'entreprise ne "meurt". Je vous renvois à mon article sur mon article concernant la condition de l'ingénieur, où j'y décris très clairement le but de l'entreprise comme étant : le profit. Enfin, celui des capitalistes. Et voir, donc, le fait de comparer cette valeur à des situations inhumaines m'a fait tiquer. Comment un mot aussi fort, la guerre, peut être utilisé dans un contexte professionnel sans que personne ne s'en émeuve ?

Voici le post en question :

Mon conseil actuel aux Founders & DRH de Startup : - Officialisez le mode "Temps de guerre" auprès des équipes. 90% des Startups en bavent : La rentabilité est encore loin et la prochaine levée de fonds incertaine. 2023 est l'année des plans sociaux (publiquement annoncés ou non) Bref : c'est la fin de la saison des licornes. Les VCs cherchent des dromadaires. Le truc c'est que vous savez que c'est la guerre. Mais que vos salarié.e.s n'ont pas encore intégré cela. Je connais des startups où les RH se battent pour ne pas virer 10% de la boîte. Pendant que leurs salarié.e.s demandent "à quand la semaine de 4 jours". (Cf discussion whatsapp) Ne soyez ni alarmiste, ni protecteur : - Rassemblez toute l'équipe. - Dites leurs ce qui se passe. - Répondez aux questions. - Partagez votre plan. Tout simplement • Force à tou.te.s mes ami.e.s Founders & RH • Partagez à vos ami.e.s Founders & RHs qui ont besoin de l'entendre. Discussion What'app : - P1: Encore ce matin en all hands ils nous demandent quand est-ce qu'on met en place la semaine de 4 jours ! - P1: Alors qu'on se fait des insomnies avec les fondateurs pour garder tout le monde :crying:. -P2: Aouch. - P2 : Vous leur avez dit officiellement que c'était la crise économique en ce moment? - P2: Ca peut grave aider

Les origines

Si on ne s'en émeut pas, c'est peut-être qu'on est habitué, non ? Cette réflexion m'a poussé à m'interroger. Depuis quand est-ce qu'on utilise le champ lexical de la guerre pour faire des affaires ?

L'un des termes les plus utilisés aujourd'hui en entreprise vient justement du champ lexical militaire : la stratégie.

Ses origines pointent vers le grec Stratos Agein (stratégie), qui signifie conduire une armée, d'où viendra stretgos (stratège). Le terme fût oublié un temps et revint, du moins en français, à la fin du XVIIIe siècle (Joly de Maizeroy, 1777). Il est rapidement utilisé dans la sphère militaire, notamment avec l'appui d'Antoine de Jomini et de Carl von Clausewitz au début du XIXe siècle. Ce dernier en démontrant le rôle éminemment politique de la guerre, tentera de le faire aussi entrer dans la sphère politique. Malgré tout il est très peu utilisé hors de son contexte. On peut cependant trouver deux exemples d'utilisation dans le langage courant grâce au Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales : Histoire d'une parisienne - Octave Feuillet (1881) et Là-bas - Joris-Karl Huysman (1891). Enfin, Julian Corbett au début du XXe siècle lui donna un sens qui correspond à celui d'aujourd'hui : l'art de diriger la force vers les fins à atteindre. Les deux guerres mondiales s'en suivirent et seulement à leurs issues voit-on l'utilisation de stratégie pour parler des affaires. D'ailleurs, une théorie souvent défendue est que suivant les deux guerres mondiales, le champ lexical de la guerre s'est transposé au monde des affaires du fait du retours des soldats dans la vie civile.

Voilà pour stratégie, mais qu'en est-il des autres mots ?

Au début des années 2000 c'était par exemple la mobilisation, dont le premier sens était tout de même le rassemblement de troupes en vue d'une guerre imminente.

Peu importe le terme sur lequel je me penche, troupes, armes, ennemi, mort, conquête, cible, plan de bataille etc. je trouve un temps où il a été utilisé dans le monde des affaires. Et son histoire, peut-être moins riche, est similaire à celle du terme stratégie.

Si l'origine et l'etymologie ne m'aident pas, est-ce que leur contexte d'utilisation ?

L'utilité des métaphores

Dans une majorité des cas, comme dans l'exemple au début de cet article, le champ lexical de la guerre est utilisé dans le but de prouver une urgence et de justifier cette décision. On a donc affaire à une métaphore. Bien entendu, l'entreprise n'est pas en guerre, et il n'y a pas de victime à déplorer.

G. Lakoff (1980) évoque les métaphores comme étant des self-fulfilling profecies, ce que l'on pourrait traduire par : des profécies auto-complétées. Ce qu'il veut dire c'est que les métaphores créent plutôt que reflettent la réalité (cf. BUSINESS LANGUAGE: A LOADED WEAPON? WAR METAPHORS IN BUSINESS p.2).

L'utilisation d'une métaphore via le champ lexical de la guerre crée donc d'une manière induite une urgence et une nécéssité de mobilisation (pour le reprendre) totale. On est attaqués, et on doit survivre ! Même si la personne avec qui on dialogue sur le moment ne partage pas forcément ce sentiment. La métaphore le créera.

La hiérarchie

Ces métaphores guerrières ou militaires, prennent place sous une certaine autorité. En effet, une des similitude entre l'entreprise et le monde militaire, c'est la hierarchie. De nombreux ponts peuvent être mis en lumière une fois cette analogie effectuée, j'en prendrai trois en exemple.

Premièrement, une entreprise a besoin d'une structure pour fonctionner. Chaque niveau a ses responsabilités et ses objectifs. Pour reprendre un terme militaire, une "chaine de commande" est ainsi mise en place et permet une circulation claire des demandes. Par exemple, une structure classique d'entreprise se tiendra ainsi : Le comité de direction ou le conseil d'administration, la direction générale ou le comité exécutif, les directions de fonctions, le management intermédiaire et les employés. Il est aussi important de noter que dans la création même des statuts d'une entreprise (sauf exception de certaines, comme les coopératives par exemple) prévoit la création d'une structure stricte écrite. Ceci correspond peu ou prou à la hiérarchie militaire française avec les officiers généraux pour la direction générale, les officiers supérieurs pour les directions de fonctions, les officiers subalternes et sous-officiers pour le management intermédiaire et les militaires de rang pour les employés. Le seul point sur lequel elle diffère est que l'armée prend ses ordres des politiques, là où l'entreprise les prend de son conseil d'administration et de ses actionnaires.

Le but de cette hierarchie est aussi similaire pour les deux entités. Une entreprise l'applique pour augmenter l'efficacité, coordonner les efforts vers un but commun, et établir une descente d'information claire. Du côté de l'armée, c'est tout simplement la même chose.

Le besoin de partager la même "culture". On parle même de "culture d'entreprise". Les valeurs sont différentes sur ce point, mais l'application reste la même. Imposer une culture globale pour que chaque participant (collaborateur ou militaire) fasse parti d'un tout, et des valeurs qui vont avec. L'armée privilégiera la discipline, l'autorité, l'obéissance, respect des procédures, esprit de corps, etc. Là où l'entreprise se basera sur ces valeurs, elles sont nécessaires à son bon fonctionnement, mais les orientera sur des pans plus humains. Comme le montre par exemple les cinq valeurs de la méthodologie de travail SCRUM. Concentration (vers un objectif commun), donc obéissance. Respect, des personnes et aussi du cadre, donc des règles établies et des procédures. Engagement, on retrouve notre esprit de corps. Les deux dernières valeurs, Courage et Ouverture sont cependant différentes.

Par ces ponts que j'ai décrit, nous pouvons comprendre l'analogie structurelle entre l'entreprise et l'armée. L'une dans un but militaire, la guerre ou la défense, et l'autre dans un but pécuniaire. Qu'en est-il de la composition des instances qui mettent en place ces structures justement ?

L'armée est composée de 78,4% d'hommes et 21,6% de femmes. Lorsque l'on analyse les postes d'officiers généraux (direction), la part des femmes chute drastiquement à 9,6%. La mise en place de cette chaîne de commande est majoritairement masculine. Dans le milieu de l'entreprise, la part des femmes à des postes de direction est aux alentours de 20%. Outre mettre en exergue le patriarcat déjà démontré par différentes études, ces données nous montrent que la hierarchie est constituée majoritairement de personnes masculine.

Le patriarcat

Or, en discutant avec des amies qui travaillent dans un secteur majoritairement féminin, je me suis rendu compte qu'elles n'avaient pas la même perception de cette proximité avec le langage de la guerre. Elles m'ont parlé de langage infantilisant, de paternalisme ou d'autres dérives, mais jamais de guerre ou de bataille. Cela m'a poussé à me questionner pour savoir si ce ne serait pas quelque chose qui arrive uniquement dans les secteurs ou milieux masculins ?

Déboutons un préjugé, la guerre n'est pas une affaire qui a toujours existé comme le suggérait Hobbs dans Léviathan, mais est plutôt une résultante de la vie en société comme le décrivait Rousseau. Dans un article du Monde Diplomatique, Marylène Patou-Mathis nous le confirme :

La guerre ne semble apparaître qu'avec la naissance de l'économie de production et le bouleversement des structures sociales du néolithique, il y a environ dix mille ans.

L'autrice nous dira aussi que :

les conflits sont souvent déclenchés par les détenteurs de pouvoirs ou de biens — ce que l'on appelle « l'élite », qui souvent s'appuie sur la caste des guerriers.

Cela concorde avec les propos de Carl von Clausewitz, qui, comme nous l'avons vu plus haut, expliquait que la guerre était au service du politique. Or les sphères de pouvoir ont été majoritairement détenues par les hommes (Jean Vogel, 1998 p.43). Cette expression du pouvoir, résulte d'une image faussée de la virilité, construite par les deux guerres mondiales. Elle rentra ensuite dans la sphère privée où les femmes ont dû attendre 1965 pour être libérées de l'emprise de leurs maris et dans la sphère professionnelle, où elles restent encore aujourd'hui sous représentées.

Et pourquoi ça me dérange ?

Au départ de cet article, je vous évoquais que ça m'a dérangé. Pourquoi ? Et bien je viens de mettre le doigt dessus, cette métaphore est censé me faire partager l'urgence que vit ici le patron. La même urgence qu'il demande à son réseau de transmettre dans ces termes : "Temps de guerre". Or, par celle-ci s'entremelle une idée faussée de la virilité et du pouvoir. Aussi, on parle de pertes matérielles, en l'occurence du capital. Certes la réussite de l'entreprise est en jeu, mais est-ce qu'on pourrait pas faire rentrer un petit peu d'humanité et éviter de comparer la guerre et ses imondices à la réussite ou faillite d'une entreprise ?

Je terminerais bien sur cette citation de Frank V. Cespedes où il évoquait l'inutilité de certains mots ou métaphores (weaselwords) à la place d'une explication claire et de liens de causalité :

It's too often a way of sounding smart or leader-like and used to avoid necessary choices.

C'est trop souvent une façon d'apparaitre intelligent ou charismatique et d'éviter des choix nécessaires.


Sources que j'ai lues mais pas encore citées :